On dit « Octobre »; on dit que «la nature se prépare au sommeil»; le jardinier, lui est mieux renseigné et il vous dira qu'octobre est un mois aussi bon qu'avril. Pour tout vous dire, octobre est le premier mois du printemps, le mois de la germination et du bourgeonnement souterrains, de l'éclosion cachée, des bourgeons qui se gonflent. Creusez un peu, très peu, le sol et vous trouverez une foule de germes formés, gros comme le pouce, et de frêles bourgeons... c a beau dire, c'est le printemps qui est là. Allons, jardinier, sors de chez toi et plante (mais attention de ne pas couper avec ta bêche un oignon de narcisse en végétation).
Ainsi donc, entre tous les mois, octobre est le mois des plantations et des repiquages. Au printemps, le jardinier est près d'une plate-bande où quelques pointes sortent çà et là et il se dit, d'un air absorbé : « Ici c'est un peu nu et vide, il faudra que j'y plante quelque chose. » Un mois après, il se trouve de nouveau devant la plate-bande, dans laquelle ont poussé de grandes tiges de pieds d'alouette, une jungle de fleurs, une forêt vierge de campanules et le diable sait de quoi encore et il se dit, d'un air absorbé « Ici c'est peu trop fourni et touffu, il va falloir que je déterre quelques plantes pour les disperser.»En octobre, le jardinier est près de la même plate-bande, d'où sort çà et là quelque feuille sèche ou quelque tige fanée et il se dit, d'un air absorbé : « Ici c'est un peu nu et vide, je vais y planter une demi-douzaine de phlox ou quelque aster de la grande espèce.» Et il y va et fait ainsi. La vie du jardinier est pleine de changements et de volonté créatrice. En octobre, le jardinier, grondant avec un contentement caché, trouve dans son jardin des places vides. « Bigre, se dit-il, quelque plante a dû périr ici; voyons, il faut que je plante quelque chose à la place, par exemple une verge d'or — je n'en ai pas encore — mais c'est une astilbe qui irait le mieux; il est vrai que pour l'automne un pyrethrum uliginosum ferait très bien, mai; pour le printemps quelque plante alpestre ni ferait pas mal; halte, j'y mettrai une monarda soit une Sunset soit une Cambridge Scarlet mais une hémérocalle irait tout aussi bien.
Josef Čapek |
Ensuite, plongé dans une profonde méditation il rentre chez lui, se disant, en chemin, que lE coréopsis est aussi une bonne plante et que la bétoine mérite de n'être pas négligée. Puis il fait aussitôt une commande de verges d'or; d'astilbes, de pyrethrum uliginosum, de plantes alpestres, d'hémérocalles, de coréopsis, de bétoines et il y ajoute encore la bourrache et la sauge. Puis il enrage pendant quelques jours de ce que ses fleurs n'arrivent pas. Le facteur lui apporte enfin un grand panier, avec lequel il se précipite vers la place vide, emportant sa bêche. Au premier coup de bêche qu'il donne, il extirpe un grumeau de radicelles au-dessus desquelles se trouve toute une touffe épaisse de gros bourgeons! « Mon Dieu, halette le jardinier, c'est là que j'avais planté mon trolle. »
Oui, il y a des maniaques qui veulent avoir dans leur jardin tout ce qui appartient aux soixante-huit familles de plantes dicotylédones, aux quinze familles monocotylédones, aux deux familles gymnospermes, et parmi les cryptogames au moins toutes les fougères, car les lichens et les mousses sont d'une culture difficile. Par contre il y a des maniaques plus maniaques encore, qui consacrent leur vie à une seule espèce, et qui veulent absolument posséder toutes celles de ses variétés qui ont été cultivées et dotées d'un nom jusqu'à présent. Par exemple, il y a les amateurs d'oignons adonnés au culte des tulipes, des jacinthes, des lis, des chionodoxes, des narcisses et autres plantes à oignons; il y a aussi les spécialistes des primulacées et des auricules,qui n'ont d'yeux que pour les primevères, les anémones et les cyclamens; il y a les spécialistes des iris et des glaïeuls, qui mourraient de chagrin s'ils n'avaient pas tout ce qui se rattache aux groupes Apogon, Pogoniris, Regelia, Onocyclus, Juno et Xiphium, sans compter les hybrides; il y a les spécialistes des delphiniums, il y a les spécialistes des roses, qui ne fréquentent que Madame Druschki, Madame Herriot, Madame Caroline Testout, M. Wilhelm Kordes, M. Pernet et les nombreuses personnalités qui se sont incarnées dans les roses; il y a les phloxistes fanatiques ou philophloxes, qui, au mois d'août, lorsque fleurissent les phlox, méprisent hautement les chrysantémomanes, lesquels le leur rendent bien en octobre, au moment de la floraison du chrysanthemum indicum; il y a les mélancoliques amateurs d'asters qui de toutes les voluptés de cette vie préfèrent les asters tardifs. Mais de tous ces fanatiques, les plus sauvages — si on met à part les amateurs de cactus — sont les spécialistes des dahlias, qui, pour avoir un nouveau dahlia américain, payent des sommes astronomiques — jusqu'à des vingt couronnes. Parmi tous ces gens-là, les spécialistes des oignons sont les seuls qui aient une certaine tradition historique et même un patron, lequel n'est autre que Saint-Joseph, parce que, comme on sait, il tient à la main un lilium candidum (lis blanc), bien qu'il lui soit possible aujourd'hui de se procurer un lilium Brownii leucanthum qui est encore beaucoup plus blanc. Par contre aucun saint ne se présente avec un phlox ou un dahlia : la conséquence en est que les gens adonnés au culte de ces fleurs sont des sectaires et que, parfois même, ils fondent des églises particulières.
Pourquoi ces cultes-là n'auraient-ils pas aussi leur « Vie des Saints »? Par exemple, imaginez un peu la vie de Saint Georginus de Dahlia. Georginus était un homme vertueux et pieux, qui avait obtenu, grâce à de longues prières, de faire pousser les premiers dahlias. Lorsque l'empereur païen Phloxinien l'apprit, il fut saisi de fureur et envoya ses séïdes pour s'emparer du pieux Georginus : «Vilain marchand de légumes, gronda l'empereur Phloxinien, tu vas t'incliner devant ces phlox fanés. — Non, répondit fermement Georginus, parce que les Dahlias sont les dahlias et que le phlox n'est pas autre chose que le phlox. — Coupez-le en morceaux », s'écria le cruel Phloxinien, et on coupa en morceaux saint Georginus de Dahlia, on ravagea son jardin et on y répandit du vitriol vert et du soufre. Mais des morceaux du corps de saint Georginus naquirent les bulbes de tous les futurs dahlias pivoines et anémones, simples et composés, étoilés et lilliputiens, et de leurs hybrides. L'automne est une époque d'une extraordinaire fécondité ; en comparaison, le printemps est, si j'ose dire, une bagatelle; l'automne aime travailler sur une grande échelle. Avez-vous jamais vu une petite violette printanière atteindre trois mètres de hauteur ou une tulipe pousser plus haut que les arbres?
Josef Čapek |
Vous voyez bien. Mais par contre si vous plantez au printemps quelque aster d'automne, vous aurez en octobre une forêt de deux mètres de haut dans votre jardin et vous n'oserez pas vous y aventurer, parce que vous ne retrouveriez plus le chemin pour en sortir; ou bien vous enterrez en avril une racine d'hélénium ou de tournesol, et, en octobre, des fleurs jaunes que vous ne pouvez même pas attraper en vous dressant sur la pointe des pieds vous font d'en haut des signes ironiques. Il arrive souvent au jardinier de sortir un peu de la mesure. C'est pourquoi, à l'automne, il transporte ses plantes de place en place comme une chatte ses petits. Chaque année il se dit avec contentement : «Bon, maintenant tout est planté et à sa place. L'année prochaine je me reposerai. » Le jardin n'est jamais fini. En ce sens, le jardin ressemble au monde et à toutes les entreprises humaines.
(Karel Čapek, L’année du jardinier, 1929)
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