Je sais bien qu'il existe une foule de belles professions, comme d'écrire dans les journaux, de voter au Parlement, de siéger dans un conseil d'administration ou de signer des paperasses officielles; mais bien que tout cela soit beau et méritoire, on ne fait pas dans ces professions cette figure, on n'a pas cette posture, si monumentales, plastiques et véritablement sculpturales, qui sont celles de « l'homme à la bêche ». Monsieur, lorsque vous êtes debout dans votre plate-bande, un pied appuyé sur votre bêche et que vous vous essuyez le front en disant « ouf », vous avez tout l'air d'une statue allégorique; il suffirait que l'on vous déterre avec vos racines et que l'on vous pose sur un socle, portant une inscription comme « le Triomphe du Travail» ou « le Maître de la Terre », ou quelque chose dans ce goût-là. Je dis cela parce que c'est justement le moment, je veux dire le moment de bêcher.
Oui, en novembre il faut retourner le sol et l'ameublir. Prendre la terre à pleines bêches, c'est une sensation aussi appétissante et gastronomique que de prendre de la nourriture à pleines louches ou à pleines cuillères. La bonne terre, comme la bonne nourriture, ne doit être ni trop grasse, ni trop lourde, ni trop froide, ni trop humide, ni trop sèche, ni trop gluante, ni trop dure, ni trop crue: elle doit être comme du pain, ou du pain d'épices, comme un gâteau, comme une pâte levée; elle doit s'émietter mais non pas se dissoudre; elle ne doit pas former des blocs ni des mottes, mais quand vous la retournez à pleines bêches, elle a loisir de respirer et de se répandre en petits grumeaux et en grains de gruau. Et alors ce sera une terre appétissante et comestible, cultivée et loyale, une terre profonde et tiède, perméable, aérée et tendre, bref, une terre bonne comme on dit de certains hommes qu'ils sont bons; et dans cette vallée de larmes, il n'y a rien de meilleur, comme on le sait.Sache, homme jardinier, que durant ces journées d'automne, on peut encore transplanter. Pour cela il faut commencer par creuser avec la bêche, autour de l'arbuste ou de l'arbre, un trou, le plus profond possible; puis, on enfonce la bêche par dessous et on appuie sur le manche, ce qui a d'ordinaire pour résultat de casser le dit manche en deux.Il y a des gens, les critiques en particulier, et aussi les orateurs publics, qui aiment bien parler de racines; ils proclament, par exemple, que nous devons retourner à nos racines, ou que tel ou tel mal doit être déraciné complètement, ou bien qu'il nous faut pénétrer jusqu'aux racines de quelque problème. Eh bien, je serais heureux de les voir, s'il leur fallait déraciner, disons un cognassier de trois ans.
Josef Čapek |
Je voudrais voir M. Arne Novak pénétrer jusque dans les racines d'un arbuste même tout petit, un ruscus, par exemple. Je souhaiterais observer M. Zdenek Nejedly occupé â déraciner, mettons un vieux peuplier. Je pense qu'après de longs efforts ils se mettraient debout, s'étireraient et ne prononceraient qu'un mot. Et je donne ma tête à couper que ce mot serait : « Sacredié! ». J'en ai fait l'épreuve avec des cydonies et je confirme que travailler sur des racines est chose fort pénible et qu'il vaut mieux laisser les racines où elles sont : elles savent bien pourquoi elles veulent aller si profond; je dirais volontiers qu'elles ne tiennent pas à l'attention que nous avons pour elles. Il vaut mieux quitter les racines et se mettre à amender la terre.Je sais bien qu'il existe une foule de belles professions, comme d'écrire dans les journaux, de voter au Parlement, de siéger dans un conseil d'administration ou de signer des paperasses officielles; mais bien que tout cela soit beau et méritoire, on ne fait pas dans ces professions cette figure, on n'a pas cette posture, si monumentales, plastiques et véritablement sculpturales, qui sont celles de « l'homme à la bêche ». Monsieur, lorsque vous êtes debout dans votre plate-bande, un pied appuyé sur votre bêche et que vous vous essuyez le front en disant « ouf », vous avez tout l'air d'une statue allégorique; il suffirait que l'on vous déterre avec vos racines et que l'on vous pose sur un socle, portant une inscription comme « le Triomphe du Travail» ou « le Maître de la Terre », ou quelque chose dans ce goût-là. Je dis cela parce que c'est justement le moment, je veux dire le moment de bêcher.Oui, en novembre il faut retourner le sol et l'ameublir. Prendre la terre à pleines bêches, c'est une sensation aussi appétissante et gastronomique que de prendre de la nourriture à pleines louches ou à pleines cuillères. La bonne terre, comme la bonne nourriture, ne doit être ni trop grasse, ni trop lourde, ni trop froide, ni trop humide, ni trop sèche, ni trop gluante, ni trop dure, ni trop crue: elle doit être comme du pain, ou du pain d'épices, comme un gâteau, comme une pâte levée; elle doit s'émietter mais non pas se dissoudre; elle ne doit pas former des blocs ni des mottes, mais quand vous la retournez à pleines bêches, elle a loisir de respirer et de se répandre en petits grumeaux et en grains de gruau. Et alors ce sera une terre appétissante et comestible, cultivée et loyale, une terre profonde et tiède, perméable, aérée et tendre, bref, une terre bonne comme on dit de certains hommes qu'ils sont bons; et dans cette vallée de larmes, il n'y a rien de meilleur, comme on le sait.Sache, homme jardinier, que durant ces journées d'automne, on peut encore transplanter. Pour cela il faut commencer par creuser avec la bêche, autour de l'arbuste ou de l'arbre, un trou, le plus profond possible; puis, on enfonce la bêche par dessous et on appuie sur le manche, ce qui a d'ordinaire pour résultat de casser le dit manche en deux.Il y a des gens, les critiques en particulier, et aussi les orateurs publics, qui aiment bien parler de racines; ils proclament, par exemple, que nous devons retourner à nos racines, ou que tel ou tel mal doit être déraciné complètement, ou bien qu'il nous faut pénétrer jusqu'aux racines de quelque problème. Eh bien, je serais heureux de les voir, s'il leur fallait déraciner, disons un cognassier de trois ans. Je voudrais voir
M. Arne Novak pénétrer jusque dans les racines d'un arbuste même tout petit, un ruscus, par exemple. Je souhaiterais observer M. Zdenek Nejedly occupé â déraciner, mettons un vieux peuplier. Je pense qu'après de longs efforts ils se mettraient debout, s'étireraient et ne prononceraient qu'un mot. Et je donne ma tête à couper que ce mot serait : « Sacredié! ». J'en ai fait l'épreuve avec des cydonies et je confirme que travailler sur des racines est chose fort pénible et qu'il vaut mieux laisser les racines où elles sont : elles savent bien pourquoi elles veulent aller si profond; je dirais volontiers qu'elles ne tiennent pas à l'attention que nous avons pour elles. Il vaut mieux quitter les racines et se mettre à amender la terre.
Dieu de leur parfum, si agréable qu'il ne peut pas se décrire. Eh bien, c'est ce parfum que le jardinier sent par avance dans ce tas de fumier fumant mêlé de paille : il renifle d'un air gourmand et il distribue attentivement ce don de Dieu à tout son jardin, comme qui étend de la confiture sur du pain pour donner à un enfant. « Tiens, petite fleur, et bon appétit. A vous, Madame Herriot, je donnerai un gros tas en récompense des jolies fleurs bronzées que vous eûtes; pour ne pas faire de jaloux, je to donnerai ce crottin; et a toi, phlox impétueux je to ferai un lit avec cette paille grise »Pourquoi serrez-vous le nez, braves gens? Trouveriez-vous que ca ne sent pas bon?Encore un peu de temps et nous rendrons a notre jardin le dernier service; nous laisserons passer quelque petite gelée d'automne puis nous le recouvrirons de branchages verts; nous courberons les rosiers pour les rapprocher du sol, nous les chargerons d'odorantes branches de pin, et bonne nuit. D'ordinaire ces branchages recouvrent aussi des tas de choses comme des couteaux de poche et des pipes; au printemps, quand nous enlèverons la couverture, nous retrouverons tout cela.Mais nous n'en sommes pas encore la, nous n'avons pas encore fini de fleurir; l'aster de la Toussaint cligne encore de ses yeux lilas, la primevère pousse ses dernières fleurs ainsi que la violette, pour montrer que novembre est aussi une manière de printemps, et le chrysanthème des Indes (ainsi nomme parce qu'il vient de Chine) ne se laisse arrêter par aucune difficulté météorologique ou politique dans son effort pour produire son infinie richesse de frêles fleurs rousses et blanches, rouges et dorées, et le rosier se manifeste encore par ses dernières fleurs. Reine des fleurs, tu as fleuri pendant six mois; noblesse oblige.Et puis, il y a les feuilles encore; les feuilles d'automne, jaunes et pourpres, roussâtres, orangées, rouges comme des piments, sombres comme du sang; et les baies rouges, orangées, noires, givrées de bleu et le bois jaune, rougi et clair, des branches nues; nous n'avons pas encore fini. Et lorsque tout cela sera recouvert de neige, il y aura encore le houx de couleur vert sombre avec ses petits fruits d'un rouge incandescent et les pins noirs et les cyprès et les ifs; cela n'a jamais de terme.Je vous le dis la mort n'existe pas; il n'y a même pas de sommeil. Seulement nous croissons par périodes. Il faut être patient avec la vie car elle est éternelle.Mais vous qui ne possédez pas un seul morceau de terre dans l'univers, vous pouvez rendre votre hommage a la nature en cette époque d'automne, en plantant dans des pots des oignons de jacinthes et de tulipes, afin qu'au cours de l'hiver ils gèlent ou se développent. Cela se fait de la façon suivante : on achète lesdits oignons et on prend chez le jardinier le plus voisin un sac de jolie terre de compost; puis on recherche dans la cave et au grenier tous les vieux pots de fleurs et dans chacun on plante un oignon. A la fin on s'aperçoit qu'on a encore quelques oignons, mais pas de pots. On achète alors des pots et puis on se rend compte qu'on n'a plus d'oignons mais qu'il y a des pots et de la terre qui reste. On achète quelques oignons de plus, mais comme on n'a pas suffisamment de terre, on achète un nouveau sac de compost. Puis, c'est la terre qui est en excédent, et, comme on ne veut pas la jeter, on aime mieux payer quelques pots de fleurs et quelques oignons de plus. Et on continue de cette façon, jusqu'à ce que les autres membres de la famille s'y opposent. Enfin on remplit de pots de fleurs les fenêtres, les tables, les buffets, l'évier, la cave et le grenier et on attend avec confiance l'arrivée de l'hiver.
(Karel Čapek, L’année du jardinier, 1929)
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