vendredi 28 octobre 2016

Histoire d'une vue brisée ...

L'unité est le principe fondamental de la nature, ce doit être celui de tous les Arts. Dans tout ouvrage où l'attention se partage, adieu l'intérêt; il en serait ainsi que de plusieurs tableaux sur la même toile, ou de décorations disparates sur un même théâtre comme lorsque vous voyez à l'Opéra l'Enfer monter, tandis que l'Elysée s'abîme. Tous les objets qui peuvent être aperçus du même point doivent être entièrement subordonnés au même tableau, n'être que des parties intégrantes du même tout, et concourir par leur rapport et leur convenance à l'effet et à l'accord général.
C'est donc d'abord sur l'ensemble, ou le plan général, qu'il convient de réfléchir mûrement : les erreurs à cet égard peuvent imprimer sur tout l'ouvrage des taches ineffaçables. Avant de mettre la main à l'ouvrage, commencez par bien connaître le pays qui vous environne et par vous assurer du terrain nécessaire à l'exécution de votre projet. Gardez-vous de commencer par les détails et de vouloir conserver particulièrement des choses déjà faites si elles deviennent incompatibles avec la disposition générale; mais surtout ne manquez pas de faire vous-même ou de faire faire le tableau de votre plan.
(René-Louis de Girardin, De la composition des paysages, ou des moyens d’embellir la nature autour des habitations en joignant l’agréable à l’utile. 1775)

C l. juillet 1905, Champs-sur-Marne : Le parterre d'Apollon  - La vie à la Campagne 1er février 1906
Retour sur Champs ... Je comprends aisément ceux qui commencent à saturer de mes histoires sur Champs et vous aurez l'impression ici que je me répète un peu. Mais ... à peine terminé mes 12 épisodes sur Champs que je tombe sur cette photographie où l'on voit cette magnifique vue sur l'ancien jardin paysager (voir Deux ou trois choses que je sais d'elle ... Ep. 10 : Le temps est assassin ... du 30 décembre 2015 )
Cette photographie est prise en juillet 1905 et publiée dans La Vie à la Campagne en février 1906. On y voit hélas l'Orangerie de Champs construite par Walter-André Destailleur perturber la géniale et épurée mise en scène des Duchêne.
  
D'après Cl. juillet 1905-  trafiqué par mes soins
Peut être qu'un jour béni, je trouverai enfin une photographie de cet angle de vue sans l'orangerie ... mais je suis trop pressé pour attendre.  J'ai donc effacé avec le divin Photoshop l'ineffaçable orangerie ... J'adore trafiquer images, plans et photographies historiques ... Je gomme, je colorise, j'ajoute ... j'ai l'impression de jardiner, de recomposer le lieu ... Je conseille à tous de faire pareil (pas sur les originaux) sans se soucier des historiens grincheux qui hurlent à la trahison vous traitant d'usurpateur, de faussaire voire de fils spirituel de Dodo la Saumure  ... Je fais partie de ceux qui ont besoin de toucher la matière, ou de ce qu'il en reste, pour comprendre ... Je vous propose donc un avant/pendant/après 1905 à Champs ...
Voila donc à quoi ressemblait la vue vers l'ouest (ci-dessus) avant que notre ami Destailleur nous impose un pastiche du 17 ou 18e siècle en guise d'orangerie qui plus est, orientée à l'Est...

Cl. juillet 1905, seulement colorisé.
... Pour dédouaner notre ami architecte, on peut aisément imaginer que c'est une demande du propriétaire certes... mais on n'est jamais obligé de donner une mauvaise réponse ... Si Girardin se tue à nous dire "C'est donc d'abord sur l'ensemble (...) qu'il convient de réfléchir mûrement : les erreurs à cet égard peuvent imprimer sur tout l'ouvrage des taches ineffaçables." c'est justement pour éviter cela ...
L'unité n'est plus et la tache ineffaçable est bien là ... et flagrante en comparant les 2 images (enfin moi je trouve) ... dans le genre déséquilibrer une composition parfaite, c'est du grand art ...
D'après Cl. juillet 1905, trafiqué par mes soins
... Alors on cherche un remède à l'absurdité ... et comme c'est souvent  le cas, on continue à s'enliser ... on ferme la vue sur le jardin paysager, on supprime le déséquilibre mais on supprime également le geste magnifique ... Dure est la loi des jardins historiques ...

 

dimanche 23 octobre 2016

C'est bon pour cette fois ...

Les allées d'arbres et alignements d'arbres qui bordent les voies de communication constituent un patrimoine culturel et une source d'aménités, en plus de leur rôle pour la préservation de la biodiversité et, à ce titre, font l'objet d'une protection spécifique. Ils sont protégés, appelant ainsi une conservation, à savoir leur maintien et leur renouvellement, et une mise en valeur spécifiques.

Le fait d'abattre, de porter atteinte à l'arbre, de compromettre la conservation ou de modifier radicalement l'aspect d'un ou de plusieurs arbres d'une allée ou d'un alignement d'arbres est interdit, sauf lorsqu'il est démontré que l'état sanitaire ou mécanique des arbres présente un danger pour la sécurité des personnes et des biens ou un danger sanitaire pour les autres arbres ou bien lorsque l'esthétique de la composition ne peut plus être assurée et que la préservation de la biodiversité peut être obtenue par d'autres mesures.

Des dérogations peuvent être accordées par l'autorité administrative compétente pour les besoins de projets de construction.

Le fait d'abattre ou de porter atteinte à l'arbre, de compromettre la conservation ou de modifier radicalement l'aspect d'un ou de plusieurs arbres d'une allée ou d'un alignement d'arbres donne lieu, y compris en cas d'autorisation ou de dérogation, à des mesures compensatoires locales, comprenant un volet en nature (plantations) et un volet financier destiné à assurer l'entretien ultérieur.
Article L350-3, créé par LOI n°2016-1087 du 8 août 2016 (biodiversité- art. 172)

En arrivant (ou plutôt en partant) à Vaux-le-Vicomte -Alignement de Platane
Château de Ligoure dans le Limousin - Alignement hétérogène (chênes, hêtres, châtaigniers (je crois))
C'est un beau texte ... enfin!!! Cette loi concerne surtout les routes plantées mais peut s'appliquer bien sûr aux jardins ... Il y a toujours une chose étonnante dans la loi française, quand on déchiffre ce texte on peut y lire "Normalement c'est interdit d'abattre ... mais on peut en discuter " c'est ce qu'on appelle une dérogation ... Il est évident que sans cette sacro-sainte dérogation, la vie deviendrait vite insoutenable, c'est le "c'est bon pour cette fois" du brave pandore ... On peut espérer ici que cette dérogation restera l'exception, la phrase "ou bien lorsque l'esthétique de la composition ne peut plus être assurée et que la préservation de la biodiversité peut être obtenue par d'autres mesures. " m'angoisse un peu ... La loi Biodiversité est-elle le bon outil ? Un alignement de 500 arbres structurant un paysage n'est pas un boqueteau de 500 arbres plantés deci-delà ... à moins que la biodiversité ne soit que de l'ingénierie et que  les acteurs  se fichent une fois de plus des usages des hommes ...
Vincent Van Gogh, Avenue de peupliers en Automne, 1884       
       
 

samedi 15 octobre 2016

Le jardinier assis ...

Eh oui, maintenant tout est fini. Jusqu'à maintenant le jardinier a bêché, creusé, pioché, bouleversé, fumé, chaulé, répandu sur la terre de la tourbe, de la cendre et de la suie, taillé, semé, planté, repiqué, divisé, enterré des oignons et déterré des bulbes pour l'hiver, humecté et arrosé, fauché, sarclé, couvert les plantes de branchages ou courbé celles-ci vers le sol; il a fait tout cela de février à décembre, et ce n'est que maintenant, après que la neige a recouvert son jardin, qu'il prend conscience d'avoir oublié quelque chose: c'est de le regarder.
(Karel Čapek, L’année du jardinier, 1929).
Champs  - Parc du Château de Champs - Le Rond-Point Lavallière - Edition Bazerque (Carte Postale avant 1907, détail)
J'aime beaucoup cette photographie représentant un jardinier assis ... Généralement, le jardinier est représenté (dans le meilleur des cas) en action avec ses outils. Ici, il regarde son jardin suivant les conseils de Karel Čapek ...  Ou  bien pense t-il à sa maitresse ? ses impôts impayés ? Sa prochaine intervention pour le Master 2 jardins Historiques ?  Ou peut être finalement, s'impatiente t-il de cette mascarade de photographie ... je ne sais pas ! 
Surtout, je ne sais pas qui il est ... pourquoi cette interrogation ? En regardant bien, on s'aperçoit qu'il à mis son tablier sur sa veste !!!  Or, le tablier se met (généralement) sous la veste, bien plus pratique, notamment pour enlever la veste en question, mettre ses mains dans les poches etc .... Alors, est-il vraiment jardinier ? N'est-il que l'assistant du photographe ?  Je ne sais pas ... Du coup,  je suis bien incapable d'imaginer ses pensées ...  
Parc de l'Hôtel de Matignon - Jardinier assis sur une pelouse - Avant 2000
Autres chose ... Pourquoi aimer une photographie représentant un jardinier assis ? Parce que je pense comme Karel Čapek qu'il est primordial de regarder et de penser son jardin ? Que le premier outil d'un travailleur manuel est son cerveau ? Ou bien parce que la seule photo de moi en bleu de travail dans un jardin me représente assis, le regard au loin, méditant sur l'avenir de mon jardin ? Allez savoir ....

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samedi 8 octobre 2016

Une histoire de Matignon : Vie et mort d'un arbre exemplaire ....

Il vivait en dehors des chemins forestiers,
Ce n'était nullement un arbre de métier,
Il n'avait jamais vu l'ombre d'un bûcheron,
Ce grand chêne fier sur son tronc
(Georges Brassens, Le Grand Chêne, 1966)

#linstantparisien,  Hôtel de Matignon sur instagram
En parcourant Instagram, je tombe sur ce cliché de Matignon, quelque chose me choque et me turlupine dans ce point de vue inhabituel ... Horreur !!! "ils" ont abattu mon  vieil ami le Negundo (Acer negundo). Comment ont-ils pu abattre la star incontestée de ce lieu prestigieux ?  ... Ahhhh  criminels ! ....  Maudits ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu'à la treizième génération de vos races ! ...
Bon ! essayons de relativiser ! et me rappeler toutefois qu'il n'était plus tout jeune notre ami le negundo...


Eugène Atget, Ambassade d'Autriche-Hongrie (Hôtel de Matignon) 1905
Ce negundo a dû être planté en 1879, date des derniers travaux par Galliera dans l'Hôtel. Sur la photo d'Atget de 1905, il aurait donc 26 ans. A cette époque, il ne marque pas vraiment le paysage et est très nettement dominé par la star de l'époque qui est ce Robinier se détachant dans le ciel blanc du cliché. 
 Achille Duchêne (1907-1908) (Fonds Michel Duchêne)
Sur le cliché de notre vénérable maitre Achille Duchêne, le negundo se porte à merveille et s'impose un peu plus, il parait plus grand et on a relevé les branches basses laissant passer ainsi le regard ...


Hôtel de Matignon,  1920 ( le negundo à l'extrême gauche du cliché)

(Entre nous, c'est un cliché exceptionnel que je vous livre là et (pour les initiés) vous noterez le vase en bas à droite figurant sur le Plan du jardin pour réception de l’Ambassade d’Autriche à Paris – 1911 (La vie à la campagne 15 mars 1911) 


Hôtel de Matignon,  L'Acer negundo, 1920
(Remarquez le mouvement du tronc central vers la gauche)
Après la 1ère guerre mondiale, Le negundo commence à subir la concurrence des arbres situés à l'arrière dans le bosquet ...

Hôtel de Matignon - 1949
Après la seconde guerre mondiale en 1949, photographie bien intéressante du parc où les bosquets ont disparu changeant complètement l'organisation du jardin. Le negundo ne se distingue plus réellement des autres arbres plantés sur pelouse.


 Simon Guillot, Hôtel de Matignon, 1958
Et voilà !!! en 1958, on a restauré les bosquets et l'alignement de tilleuls, l'image du parc de Matignon est là... Le negundo a pris  la forme définitive de cet arbre comme penché sur un miroir d'eau... ce qui tombe bien, j'ai toujours pensé qu'Achille Duchêne avait voulu symboliser un plan d'eau en épurant cette Grande Pelouse...
Hôtel de Matignon vers 1958-60

Hôtel de Matignon vers 1958-60
(Remarquez devant le Robinier un petit Pin noir d'Autriche planté vers 1890-1900 et qui n'a absolument pas prospéré)
Belle époque pour notre ami qui reçoit sous son houppier les hôtes du lieu... on remarquera que le robinier commence sérieusement à s'affaiblir ....
Hôtel  de Matignon vers 1962-68
Cl. annéedujardinier, l'Hôtel de Matignon en 1995
Il penche de plus en plus et tellement, que les jardiniers installeront dans les années 1962/68 des étais qui seront garnis d'un rosier qu'on appellera le "Rosier Pompidou" alors premier ministre. Raymond Barre y fera installer un banc ... Le Robinier a disparu laissant la place à un Cèdre de l'Atlas (qui sera balayé, dieu soit loué, par la tempête de 1999) et un Chêne de Hongrie (Quercus frainetto) 
Cl. annéedujardinier, l'Hôtel de Matignon en 2014
Je l'ai vu la dernière fois en juin 2014, lors de Rendez-vous aux jardins. Il m'a confié alors qu'il était très fatigué, las de cette vie publique " j'ai connu et enterré tellement de premiers ministres, passé 2 guerres mondiales, le Front populaire et les accords de Matignon ... j'ai perdu tellement d'amis ... et puis regarde moi !!! je ne ressemble plus à rien avec mes feuilles jaunes, je ne digère plus ce foutu calcaire ..." 
Cl. annéedujardinier et #Linstantparisien
Avant et aujourd'hui ... et deux approches bien différentes.

Aujourd'hui je suis triste ...Vraiment !!! Mais je comprends les jardiniers, il fallait prendre une décision, passer à autre chose ... N'ai-je pas en mon temps abattu le vénérable Robinier ?


Carte postale - Ambassade d'Autriche-Hongrie - vers 1908-1914
Le Robinier de Matignon, il sera abattu vers 1980