Ce n'est pas possible, fit-il, le vent n'a pas été assez
fort pour casser un arbuste de cette grosseur; quelque ravageur a commencé le
mal, que le vent de cette nuit a achevé.
JULES. — Un ravageur, un ravageur?... Mais il n'y a pas dans
le village de méchant qui prenne plaisir à faire de la peine aux autres en
venant de nuit saccager leur jardin.
PAUL. — Je le sais, mon enfant; aucun ici ne se permettrait
une aussi laide action. Le ravageur dont je parle doit être un ver, une
chenille. Allons voir le lilas.
L'oncle avait rencontré juste. La tige de l'arbrisseau était
percée d'un trou rempli de bois mâché ; et de ce trou partait un conduit
tortueux qui paraissait remonter bien haut, presque jusqu'aux branches. Sur
tout le trajet de ce long canal, allant tantôt un peu d'ici, tantôt un peu de
là, le bois était réduit en une sorte de sciure brune, de sorte que la tige ne
tenait guère que par l'écorce.
JULES. - Cela ne m’étonne
plus si le vent a cassé mon beau lilas; voyez, la tige est toute creuse.
PAUL. - Aussi l'arbuste n'aurait pas tardé a périr, même sans l’accident de cette nuit. A
peine aurait-il eu le temps d'épanouir ses fleurs. Le coup de vent n'a fait qu'accélérer
sa perte.
EMILE. - Je vois bien le ravage, mais où est le ravageur?
PAUL. - Il est dans sa cachette, tout au fond du conduit.
Et, prenant sa grosse serpette, l'oncle Paul fendit la tige
en deux. Un gros ver apparut à l'extrémité du canal bourre de grossiers tampons
de sciure. Voila le coupable, fit l'oncle, et it secoua la tige. Le ver tomba à
terre.
EMILE. - Fi! L’affreuse bête, qui tue les lilas! Emile
levait déjà le pied pour écraser la chenille, quand l'oncle l'arrêta.
PAUL. - Attendez, mon petit ami. Je vous ai promis un autre
lilas. Si vous désirez le conserver longtemps, ne convient-il pas de connaitre
la chenille qui pourrait un jour ou l'autre le faire périr comme le premier? ne
convient-il pas de savoir l'histoire du détestable ver pour lui faire
avantageusement la guerre et débarrasser le jardin de cette engeance?
Chacun fut de l'avis judicieux de l'oncle. Au lieu d'écraser
niaisement la bête, ii valait bien mieux l'examiner d'abord pour savoir comment
elle est faite, comment elle vit, et comment elle s'introduit dans le bois. On
pourrait ainsi plus tard prévenir ou arrêter ses dégâts. Un ennemi dont on
connait les moyens d'action est à demi vaincu. Paul prit donc la chenille et la
mit dans le creux de sa main. Les enfants paraissaient étonnes du sans-façon
avec lequel l'oncle maniait l'affreuse chenille.
JULES. - Elle vous mordra, mon oncle.
EMILE. - Sans compter qu'elle vous jettera du venin.
PAUL. - Vous venez l'un et l'autre de dire une sottise.
Mettez-vous bien dans l'esprit qu'aucune chenille, ce qui s'appelle aucune, n'a
du venin. On peut les manier toutes sans le moindre inconvénient. J’en excepte
quelques-unes hérissées de poils piquants, et encore tout ce qui peut arriver
de pire c'est une démangeaison produite par les poils aigus. Quant à me mordre,
la pauvre bête est bien loin d'y songer. D'ailleurs que pourrait-elle me faire?
Me pincer un peu la peau, comme le feraient, du bout des on les, les petits
doigts d'Emile. La belle affaire
JULES. - Cependant on dit que les chenilles font venir du
mal quand on les touche.
PAUL. - On le dit, il est vrai, mais sans raison aucune. Les
neveux de l'oncle Paul ne doivent pas avoir de ces ridicules appréhensions et
redouter une chenille inoffensive.
Rassures par les paroles de l'oncle, Emile et Jules passèrent
et repassèrent le doigt sur le dos de la bête. En outre, l'histoire affirme en
toute sincérité qu'ils ont depuis manie bien des chenilles pour les examiner de
près, et qu'au grand jamais le moindre désagrément n'est résulté de ce contact.
PAUL. - Maintenant que vous voila rassures prenons le
signalement de la bête. La chenille est de la grosseur d'une forte plume. Sa
couleur est d'un jaune pale, excepté sur la tête et les pattes, qui sont d'un noir
luisant. Au premier coup d'œil, on la reconnait aux petites verrues noires hérissées
chacune d'un poil et régulièrement disposées sur toute la surface du dos.
JULES. - Ce signalement n'est pas difficile, je le
retiendrai; et si jamais je rencontre la maudite bête courant a terre, je vous réponds
qu'elle n'aura plus envie de ronger les lilas.
PAUL. - Vous oubliez, mon petit ami, que ces chenilles ne
courent point a terre, qu'elles se tiennent dans l'intérieur du bois, a l'abri
de nos regards.
JULES. - C'est juste. Et alors?
PAUL. - Alors, il faut connaitre toute leur histoire pour
savoir l'époque propice de leur faire la chasse. Je vous apprendrai d'abord quo
toute chenille devient papillon. Celle que j'ai là, dans la main, serait
devenue un magnifique papillon blanc, tigre de taches bleues, si elle était restée
quelques mois encore dans la tige du lilas.
EMILE. - Oncle Paul, je vous en prie, remettez la bête dans
le bois sans lui faire du mal; comme cela nous verrons tous le beau papillon.
PAUL. - Ce serait imprudence, nos arbres pourraient en
souffrir. Nous la déposerons provisoirement dans un verre, car je veux vous
montrer sa structure avec plus de détail. Quant au papillon, je l'ai dans ma
boite à insectes; vous le verrez demain. (A suivre vendredi)
(Jean-Henri Fabre, Les Ravageurs, 1870)
(Jean-Henri Fabre, Les Ravageurs, 1870)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.