Décembre ...
Eh oui, maintenant tout est fini. Jusqu'à maintenant le jardinier a bêché, creusé, pioché, bouleversé, fumé, chaulé, répandu sur la terre de la tourbe, de la cendre et de la suie, taillé, semé, planté, repiqué, divisé, enterré des oignons et déterré des bulbes pour l'hiver, humecté et arrosé, fauché, sarclé, couvert les plantes de branchages ou courbé celles-ci vers le sol; il a fait tout cela de février à décembre, et ce n'est que maintenant, après que la neige a recouvert son jardin, qu'il prend conscience d'avoir oublié quelque chose : c'est de le regarder.
Car, sachez-le bien, il n'en a pas eu le temps. Quand, en été, il courait regarder une fleur, il lui fallait s'arrêter en route pour sarcler quelques mauvaises herbes dans son gazon. Quand il voulait se délecter de la beauté des delphiniums en fleurs, il s'apercevait qu'il fallait leur mettre des tuteurs. Au moment de la floraison des asters, il se hâtait d'aller chercher un arrosoir pour les abreuver. Quand ses phlox fleurissaient, il arrachait le chiendent. Quand c'étaient les roses, il avait le souci de les tailler ou de détruire les moisissures.
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Dessin Josef Čapek |
Au moment des chrysanthèmes, il se jetait sur eux, un piochon à la main, pour aérer la terre trop tassée. Que voulez-vous? Il y avait toujours quelque chose à faire. Peut-on garder les mains dans les poches et se contenter de regarder l'air qu'a le jardin?
Maintenant, grâce à Dieu, tout est fini : on pourrait bien encore faire quelques petites choses; là-bas, sur le derrière, la terre est lourde comme du plomb et voilà une centaurée que je voulais changer de place, mais laissons cela tranquille: la neige est tombée. Voyons, jardinier, que dirais-tu d'aller regarder ton jardin pour la première fois?
Cette chose noire, qui sort un peu de terre, c'est une viscaria incarnat, ce grumeau de feuilles brûlées c'est une astilbe, et ce petit manche à balai c'est un aster éricoïdes, et ceci ici, qui n'est rien du tout, c'est un trolle orangé, et là, ce tas de neige, c'est un dianthus; naturellement, un dianthus.
Brr, qu'il fait froid! On ne peut pas, même en hiver, jouir du spectacle de son jardin.
Bon, alors, faites du feu et laissons dormir le jardin sous son léger édredon de neige. Il est bon de songer aussi à d'autres choses; nous avons toute une table couverte de livres que nous n'avons pas lus : mettons-nous y ; nous avons une foule d'autres plans et d'autres soucis : attaquons-nous à eux. Pourvu que nous ayons bien tout recouvert de branchages! Avons-nous donné une couverture suffisante à nos tritomas? N'avons-nous pas oublié de recouvrir la dentelaire? Il conviendrait aussi de poser quelques rameaux sur le kalmia. Notre azalée ne va-t-elle pas geler? Et si nos bulbes de renoncules d'Asie venaient à ne pas lever? Dans ce cas, nous les remplacerions par..... Voyons un peu..... Un instant, nous allons regarder ça dans un catalogue.
Ainsi donc, en décembre, le jardin est surtout représenté par une grande quantité de catalogues d'horticulture. Le jardinier lui-même hiverne sous verre dans une serre chauffée, enfoncé jusqu'au cou, non pas dans du fumier ou des branchages, mais dans des catalogues, des prospectus, des livres et des brochures dans lesquels il apprend :
1) Que les fleurs les plus précieuses, les plus fécondes et les plus indispensables sont celles qu'il n'a pas encore dans son jardin.
2) Que tout ce qu'il a est « un peu délicat », et «gèle facilement », ou bien qu'il a planté côte à côte une fleur « qui exige de l'humidité » et une fleur «qu'il faut préserver de l'humidité », et que ce qu'il a pris grand soin de planter en plein soleil demande « l'ombre la plus complète » et vice-versa.
3) Qu'il existe trois cent soixante-dix sortes de fleurs, ou plus encore, qui « méritent une attention particulière » et « qui ne devraient manquer dans aucun jardin », ou qui, du moins, sont « des variétés nouvelles et étonnantes, laissant loin derrière elles tout ce qu'on a produit jusqu'à présent ».
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Dessin Josef Čapek |
Tout cela, d'ordinaire, assombrit grandement le jardinier en décembre; d'une part, il se prend à craindre qu'aucune de ses fleurs ne pousse au printemps, à cause de la gelée ou de la chaleur, de l'humidité ou de la sécheresse, du soleil ou du manque de soleil. C'est pourquoi il se creuse la tête pour combler ces effrayantes lacunes.
D'autre part, il s'aperçoit qu'en admettant qu'il périsse un minimum de plantes, il n'aura dans son jardin presque aucune de ces espèces «toutes nouvelles », incomparables, qui «sont les plus précieuses et qui ont une riche floraison », dont il vient de lire les noms dans soixante catalogues; cela aussi est une insupportable lacune qu'il faut combler de quelque manière. A partir de ce moment, le jardinier hivernant cesse tout à fait de s'intéresser à ce qu'il a, plein qu'il est de ce qu'il n'a pas, qui est quelque chose de beaucoup plus vaste, c'est évident; il se jette sur les catalogues et souligne tout ce qu'il doit commander, tout ce qui, pour rien au monde, ne doit manquer plus longtemps dans son jardin. Au cours de sa première revue, il souligne quatre cent quatre-vingt-dix plantes qu'il doit acheter coûte que coûte ; quand il en fait le compte il se refroidit un peu, et, le cœur saignant, il se met à rayer celles auxquelles il renonce pour cette fois. Cette douloureuse élimination, il lui faut la recommencer cinq fois, jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus que quelque cent vingt de ces plantes, «les plus belles, les plus fécondes, indispensables » que — poussé par une joie pénétrante — il commande aussitôt. «Envoyez-les-moi commencement mars». Mon Dieu, que ne sommes-nous déjà en mars, se dit-il avec une fiévreuse impatience. Eh bien, un dieu l'a aveuglé; en mars, il s'apercevra qu'il trouve à grand'peine dans son jardin deux ou trois places ou il est encore possible de planter quelque chose, et encore est-ce le long de la clôture, à l'ombre des cognassiers du Japon.
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Dessin Josef Čapek |
Quand il a fini ce travail, qui est le principal de l'hiver, avec quelque précipitation — comme on peut le voir — le jardinier commence à s'ennuyer invinciblement. Comme « c'est en mars que ça commence », il compte les jours jusqu'en mars et, comme il y en a trop, il en ôte quinze, parce que « parfois ça commence dès le mois de février ». Rien à faire, il faut attendre. Et alors, le jardinier se jette sur autre chose, par exemple, sur un sopha, un canapé ou une chaise-longue et il essaye de s'abandonner au sommeil hivernal de la nature.
Une demi-heure après, il quitte d'un bond la position horizontale, inspiré par une pensée nouvelle. Les pots de fleurs! Mais c'est qu'on peut cultiver des fleurs dans des pots! En un clin d'œil, il a la vision d'un fouillis de palmiers et de lataniers, de dracaenas et de tradeskanties, d'asperges, de fougères, de sensitives et de bégonias dans toute leur beauté tropicale ; et au milieu de tout cela pousseront quelques primevères et jacinthes précoces; du vestibule nous ferons une jungle équatoriale ; aux rampes d'escaliers pendront des sarments et sur les fenêtres nous mettrons des fleurs qui pousseront comme des folles. Le jardinier jette alors un rapide coup d'œil autour de lui; il ne voit plus l'appartement qu'il habite, mais la forêt paradisiaque qu'il va créer et il court chez l'horticulteur du coin et revient avec une pleine brassée de trésors végétaux.
Quand il apporte chez lui ce qu'il a acheté, il s'aperçoit : Que toutes ces plantes rassemblées ne donnent pas du tout l'impression d'une forêt équatoriale, mais plutôt d'une petite boutique de potier;
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Dessin Josef Čapek |
Qu'il ne peut rien mettre sur les fenêtres parce que — suivant les assertions fanatiques des femmes de la maison — les fenêtres sont faites pour l'aération;
Qu'il ne peut rien mettre dans les escaliers parce que, paraît-il, ça fait des saletés et que l'eau se répand;
Qu'il ne peut pas transformer son vestibule en forêt tropicale parce que — malgré ses implorations plaintives et ses jurons — les femmes ne consentent pas à laisser les fenêtres fermées pour empêcher l'intrusion de l'air glacial.
Le jardinier emporte alors ses trésors à la cave, où — se console-t-il — ils ne gèleront pas au moins; et au printemps, occupé à fouir le sol tiède au dehors, il les oublie tout à fait. Mais cette expérience ne l'empêchera pas le moins du monde, au mois de décembre prochain, d'essayer de transformer, à l'aide de pots de fleurs, son appartement en jardin d'hiver. On reconnaît là la vie éternelle de la nature.
(Karel Čapek, L’année du jardinier, 1929)
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