lundi 2 avril 2012

Avril ...

Avril, c'est le vrai mois béni du jardinier. Que les amoureux aillent dans les bois magnifier le mois de mai; en mai, les arbres et les plantes ne font que fleurir, tandis qu'en avril, ils poussent. Sachez que cette germination et ce bourgeonnement, ces boutons, ces bourgeons et ces germes sont la plus grande merveille de la nature et je ne vous en révélerai plus un seul mot; accroupissez-vous vous-mêmes et creusez du doigt la terre meuble, en retenant votre souffle, car votre doigt touche un germe fragile et plein de promesses. Cela ne se peut décrire, pas plus qu'un baiser et un petit nombre d'autres choses.
Mais, puisque nous en sommes à ce germe fragile, personne ne sait comment cela se fait, mais la chose suivante arrive très fréquemment quand vous mettez le pied dans une plate-bande pour en ôter une branche sèche ou pour arracher un vilain pissenlit, il n'est pas rare que vous marchiez sur un germe de lis encore enterré; vous entendez un craquement sous votre pied et vous vous raidissez d'horreur et de honte ; à ce moment-là, vous vous considérez comme un monstre sous la trace des sabots de qui l'herbe ne repousse plus. Ou bien, vous êtes en train de rafraîchir avec une infinie précaution le sol d'une plate-bande : vous pouvez être sûr que vous allez couper d'un coup de pioche un oignon en germination ou trancher avec votre bêche des germes d'anémone: et comme, saisi d'horreur, vous reculez, votre patte écrase une primevère en fleurs ou brise un jeune rameau de « pied d'alouette ». Plus grands sont les scrupules et la prudence avec lesquels vous travaillez, plus vous commettez de dégâts; il vous faudra des années d'expérience pour acquérir la sûreté mystérieuse et brutale du véritable jardinier qui met le pied n'importe où et qui cependant n'écrase rien ou, s'il écrase quelque chose, ne s'en soucie pas du tout. Ceci est une parenthèse.
Avril n'est pas seulement le mois de la germination; il est aussi le mois des plantations. Avec enthousiasme, avec un enthousiasme forcené et impatient, vous avez commandé chez les jardiniers des plants sans lesquels il vous est impossible de vivre plus longtemps; vous avez promis à tous vos amis jardiniers d'aller chez eux quérir des boutures; jamais vous n'en avez assez. Et c'est ainsi qu'un beau jour vous vous trouvez avoir chez vous quelques cent soixante-dix plants, qui demandent à être mis en terre. A ce moment, vous regardez autour de vous dans votre jardin et vous acquérez la désolante certitude que vous n'avez pas de place pour les loger 
Ainsi donc le jardinier, en avril, est un homme qui, un plant à demi desséché à la main, fait vingt fois le tour de son jardin pour chercher un coin de terre où il n'y ait encore rien de planté. « Non, ici, ça ne va pas, gronde-t-il à voix basse, c'est ici que j'ai mis ces bougres de chrysanthèmes; là, ça m'étoufferait mon phlox, et là, il y a aussi quelque plante, que le diable l'emporte. Hem, ici poussent des campanules et là, il n'y a pas de place non plus -où vais-je bien pouvoir le mettre? Ah, voyons, ici -non, il y a déjà de l'aconit; ou bien là - mais il y a aussi quelque chose. Voilà une place qui serait bonne, mais c'est tout rempli de tradeskanties et là qu'est-ce que c'est qui pousse là? Je voudrais bien le savoir. Ah, voilà une petite place; attends, ma bouture, je vais faire ton lit. Là, tu vois; et maintenant, adieu; pousse de ton mieux. » Très bien; mais deux jours après, le jardinier s'aperçoit qu'il a planté sa bouture au beau milieu des tiges écarlates de l'œnothère. 
L'homme jardinier est indubitablement un produit de la civilisation et pas du tout de l'évolution naturelle. S'il avait été produit par la nature, il serait fait tout différemment; il aurait des jambes de scarabée afin de n'être point obligé de s'asseoir à croupetons et il aurait des ailes, d'abord parce que c'est plus joli et, en second lieu, pour pouvoir s'élever au-dessus de ses plates-bandes. Quiconque n'en a pas fait l'épreuve ne peut se faire une idée de l'embarras que constituent les jambes pour un homme qui ne sait où les poser; il ne peut s'imaginer comme elles sont inutilement longues quand il faut les plier au-dessous de soi pour creuser la terre avec les doigts, et comme elles sont ridiculement courtes lorsqu'on a besoin d'atteindre l'autre côté d'une plate-bande sans écraser un tapis de pyrèthre. Ou être suspendu à une sangle et se balancer au-dessus de ses cultures, ou du moins avoir quatre mains avec, au-dessus, une tête coiffée d'une casquette et rien de plus, ou bien avoir des membres extensibles à volonté, comme un pied d'appareil photographique! Mais, étant donné que le jardinier est, extérieurement, conditionné de façon aussi imparfaite que tout le monde, il ne lui reste qu'à montrer ce dont il est capable, comme se balancer Sur la pointe d'un seul pied, s'élever dans les airs à l'instar d'une ballerine d'opéra impérial, s'écarteler en largeur sur quatre mètres, se poser aussi délicatement qu'un papillon ou un hochequeue, faire tenir son corps dans un pouce carré de terrain, se. maintenir en équilibre dans des conditions contraires à toutes les lois qui régissent les corps penchés, atteindre partout et s'écarter de tout; et, par-dessus tout cela, conserver, ce faisant, une certaine dignité pour que les gens ne se moquent pas de lui. Il va de soi qu'au premier coup d’œil vous ne voyez du jardinier autre chose que son derrière : tout le reste, tête, mains et pieds, se trouve au-dessous. 
« Je vous remercie, il y en aura bientôt une foule, les narcisses, les jacinthes, les violettes, les ombilics, les saxifrages, les arabis, les hutchinsias, les primevères et les bruyères printanière! et tout ce qui va pousser demain ou après demain... vous verrez ça. » Bien entendu, n'importe qui est capable de voir. « Mon Dieu, la jolie fleur », dira un profane, à quoi le jardinier, sur un ton légèrement offensé, répondra: « Vous voyez bien que c'est une Pétrocallis pyrenaica. » Car le jardinier a un faible pour les noms; une fleur sans nom est, pour parler à la façon de Platon, une fleur qui n'a pas « d'idée » métaphysique; bref elle n'a pas de réalité pleine et véritable. Une fleur sans nom n'est que de la mauvaise herbe; une fleur dotée d'un nom latin est en quelque sorte promue à l'état de spécialité. S'il pousse une ortie dans une de vos plates-bandes, vous lui appliquez le nom de « Urtica dioica » et vous commencez à lui attribuer de la valeur et même vous piochez le sol autour d'elle et vous le fumez avec du salpêtre du Chili. Quand vous parlez avec un jardinier, demandez-lui toujours :«Comment s'appelle cette rose ?- C'est la Burmeegter van Tholle », vous répondra le jardinier tout réjoui. «Et celle-là c'est la Mme Claire Mordier » et, ce disant, il pense que vous êtes un homme poli et bien élevé. Mais ne hasardez pas des noms vous-même; ne dites pas par exemple: « Vous avez un joli Arabis », parce que le jardinier peut se mettre à tonner contre vous: « Allons donc, vous ne voyez pas que c'est une « Schievereckia Bornmülleri »? A vrai dire, c'est presque la même chose, mais les noms sont les noms, et nous autres jardiniers, nous tenons à ce qu'on dise les noms exacts. C'est pourquoi nous n'aimons pas les enfants ni les merles, parce qu'ils nous enlèvent nos étiquettes et les mélangent, et c'est ainsi qu'il nous arrive de dire avec étonnement:« Voyons, voilà un cytise qui pousse tout à fait comme un edelweiss - c'est peut-être une variété locale; et c'est certainement un cytise, car il a à côté de lui l'étiquette que j'ai placée moi-même. »


(Karel Čapek, L’année du jardinier, 1929)

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